D'herodiade

Stephane Mallarme

NOURRICE
Tu vis! ou vois-je ici l’ombre d’une princesse?
À mes lèvres tes doigts et leurs bagues et cesse
De marcher dans un âge ignoré…

                    HÉRODIADE

                                 Reculez.
Le blond torrent de mes cheveux immaculés
Quand il baigne mon corps solitaire le glace
D’horreur, et mes cheveux que la lumière enlace
Sont immortels. O femme, un baiser me tûrait
Si la beauté n’était la mort…
                                Par quel attrait
Menée et quel matin oublié des prophètes
Verse, sur les lointains mourants, ses tristes fêtes,
Le sais-je? tu m’as vue, ô nourrice d’hiver,
Sous la lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves
Entrer, et je marchais, fatale, les mains sauves,
Dans le parfum désert de ses anciens rois:
Mais encore as-tu-vu quels furent mes effrois?
Je m’arrête rêvant aux exils, et j’effeuille,
Comme près d’un bassin dont le jet d’eau m’accueille
Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris
De suivre du regard les languides débris
Descendre, à travers ma rêverie, en silence,
Les lions, de ma robe écartent l’indolence
Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.
Calme, toi, les frissons de ta sénile chair,
Viens et ma chevelure imitant les manières
Trop farouches qui font votre peur des crinières,
Aide-moi, puisqu’ainsi tu n’oses plus me voir,
À me peigner nonchalamment dans un miroir.

                    NOURRICE

Sinon la myrrhe gaie en ses bouteilles closes,
De l’essence ravie aux vieillesses de roses,
Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu
Funèbre?

                    HÉRODIADE

         Laisse-là ces parfums! ne sais-tu
Que je les hais, nourrice, et veux-tu que je sente
Leur ivresse noyer ma tête languissante?
Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs
À répandre l’oubli des humaines douleurs
Mais de l’or, à jamais vierge des aromates,
Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates,
Observent la froideur stérile du métal,
Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal,
Armes, vases depuis ma solitaire enfance.

                    NOURRICE

Pardon! l’âge effaçait, reine, votre défense
De mon esprit pâli comme un vieux livre ou noir…

                    HÉRODIADE

Assez! Tiens devant moi ce miroir.
                                   O miroir!
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant les heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine
Mais, horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité!

Nourrice, suis-je belle?

                    NOURRICE

                         Un astre, en vérité
Mais cette tresse tombe…

                    HÉRODIADE

                           Arrête dans ton crime
Qui refroidit mon sang vers sa source, et réprime
Ce geste, impiété fameuse: ah! conte-moi
Quel sûr démon te jette en le sinistre émoi,
Ce baiser, ces parfums offerts et, le dirai-je?
O mon coeur, cette main encore sacrilège,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour…
O jour qu’Hérodiade avec effroi regarde!

                    NOURRICE

Temps bizarre, en effet, de quoi le ciel vous garde!
Vous errez, ombre seule et nouvelle fureur,
Et regardant en vous précoce avec terreur;
Mais toujours adorable autant qu’une immortelle,
O mon enfant, et belle affreusement, et telle
Que…

                    HÉRODIADE

       Mais n’allais-tu pas me toucher?

                    NOURRICE

                                        … J’aimerais
Etre à qui le Destin réserve vos secrets.

                    HÉRODIADE

Oh! tais-toi!

                    NOURRICE

              Viendra-t-il parfois?

                    HÉRODIADE

                                    Étoiles pures,
N’entendez pas!

                    NOURRICE

                Comment, sinon parmi d’obscures
Épouvantes, songer plus implacable encor
Et comme suppliant le dieu que le trésor
De votre grâce attend! et pour qui, dévorée
D’angoisse, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être?

                    HÉRODIADE

                                  Pour moi.

                    NOURRICE

Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie.

                    HÉRODIADE

Va, garde to pitié comme ton ironie.

                    NOURRICE

Toutefois expliquez: oh! non, naïve enfant,
Décroîtra, quelque jour, ce dédain triomphant…

                    HÉRODIADE

Mais qui me toucherait, des lions respectée?
Du reste, je ne veux rien d’humain et, sculptée,
Si tu me vois les yeux perdus au paradis,
C’est quand je me souviens de ton lait bu jadis.

                    NOURRICE

Victime lamentable à son destin offerte!

                    HÉRODIADE

Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte!
Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis
Sans fin dans vos savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d’une terre première,
Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale et sa massive allure!
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d’un mortel! selon qui, des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d’été,
Vers lui nativement la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,
Je meurs!
          J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté
Nuit blanches de glaçons et de neige cruelle!

Et ta soeur solitaire, ô ma soeur éternelle
Mon rêve montera vers toi: telle déjà,
Rare limpidité d’un coeur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie
Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie
D’un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant…
O charme dernier, oui! je le sens, je suis seule.

                    NOURRICE

Madame, allez-vous donc mourir?

                    HÉRODIADE

                                Non, pauvre aïeule,
Sois calme et, t’éloignant, pardonne à ce coeur dur,
Mais avant, si tu veux, clos les volets, l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi, le bel azur!
                                 Des ondes
Se bercent et, là-bas, sais-tu pas un pays
Où le sinistre ciel ait les regards haïs
De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage:
J’y partirais.
               Allume encore, enfantillage
Dis-tu, ces flambeaux où la cire au feu léger
Pleure parmi l’or vain quelque pleur étranger
Et…

                    NOURRICE

      Maintenant?

                    HÉRODIADE

                  Adieu.
                         Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres.
               J’attends une chose inconnue
Ou peut-être, ignorant le mystère et vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries.

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